Une tranche de vie sur 41 miles
• Bobbie “Mercy” Oliver joue le « down home blues », mélangeant habilement le country blues texan à des sonorités de la Windy City qu’il a fréquentée. L’homme est chaleureux, il a le verbe facile, enchanté de partager à 84 ans ses projets et souvenirs lors de cet entretien accordé à ABS Magazine.
Austin, Texas, 12 septembre 2022. Quelques heures plus tôt, l’admirable Eastside Kings Blues Festival vient de se conclure. Tous les musiciens invités à se produire pour cette 10ème édition ne sont pas encore repartis. Bobbie Oliver, son épouse et ses musiciens prendront la route dans quelques heures. Bien en amont du grand rendez-vous musical, Eddie Stout, le patron de l’événement musical, avait déjà soigneusement noté sur ses tablettes le nom du musicien. Il souhaitait vivement le convier à venir se produire autour de la 12e rue et Chicon Street, le quartier historique de la musique afro-américaine de la capitale de l’État du Texas. Conditions idéales pour faire plus ample connaissance avec ce musicien…
Jimmy Reed salvateur
Je suis né le 28 octobre 1939 à Atlanta, une toute petite ville du nord-est du Texas qui est proche de la frontière avec la Louisiane mais aussi celle de l’Arkansas. Mes parents étaient métayers, notre vie se résumait aux différentes cultures qui arrivent au fil des saisons. Dès que je fus en âge de travailler, il a fallu que je rejoigne mon père dans les champs. J’allais alors à l’école uniquement si la météo était défavorable pour nos activités, ou que le ramassage du coton ou d’autres tâches saisonnières étaient terminées. Nous étions payés 1 dollars 50 la journée et 3 dollars le week-end, c’était souvent dur mais nous n’avions pas le choix… Je n’allais pas à l’église le dimanche, on n’avait pas le temps. Il a fallu, bien des années plus tard, que ma seconde épouse me fasse découvrir sa congrégation pour que je devienne un assidu des offices dominicaux.
J’ai découvert le blues d’une manière fortuite. Je devais avoir quatorze ans, mon père travaillait alors dans une grande ferme, il s’occupait de la nourriture du bétail. Un de ses collègues n’arrêtait pas de lui dire qu’il jouait très bien de la guitare. Un jour, à la fin de la journée, il me dit : « va me cherchez mon instrument, on va bien voir si c’est vrai ce qu’il nous raconte ». Je filais à toute vitesse chez nous pour récupérer le précieux instrument, mon paternel en jouait de temps en temps, mais rien de plus. Après l’avoir rapidement accordé, notre ami se mit à jouer un morceau de Jimmy Reed. À ce moment-là, ce fut pour ainsi dire comme si j’avais reçu un choc électrique. J’étais comme abasourdi, je restai bouche bée. Je n’avais jamais entendu une telle musique, ce fut pour moi une authentique révélation.
Cette découverte tourna à l’obsession. Je me mis en quête de retrouver ces formidable sonorités en achetant régulièrement des 78 tours. Dès que j’entendais un nouveau titre de Jimmy Reed à la radio, je m’empressais de me rendre dans la seule petite boutique de ma bourgade qui en vendait, c’est ainsi que je me procurais ses formidables succès comme Big Boss Man, et You Don’t Have To Go. Bien sûr, je fis mon apprentissage sur la guitare de mon père en essayant de reproduire ces titres, ce ne fut pas simple, loin de là. Étant totalement novice, un de mes amis – qui voyait que je voulais reproduire les compositions de Jimmy Reed – m’apporta une précision capitale : « sais-tu que c’est lui qui joue également de l’harmonica sur les chansons que tu écoutes ? ». Je n’en revenais pas. Loin de me décourager, je redoublais mes efforts. Le plus difficile fut de jouer des deux instruments en même temps. Je m’entraînais dès que j’avais un moment de libre. Lorsque je fus au point, je me fis un devoir ensuite d’apprendre les compositions de Little Walter. Ma première mission avec mon harmonica tout neuf en poche fut d’apprivoiser son titre phare intitulé Juke. Là aussi, l’apprentissage ne fut pas aisé, mais au final je m’en tirais honorablement. Une de mes connaissances me dit que Jimmy Reed faisait une grande carrière parce qu’il jouait de deux instruments en même temps, je me suis dit alors : « pourquoi pas moi ? ». Tout cela ne s’est pas fait en quelques semaines bien sûr, mais lorsque j’ai choisi de quitter le Texas pour m’installer à Chicago, je connaissais sur le bout des doigts les chansons de tous ces bluesmen qui me faisaient rêver dans mon Texas natal.
Cap sur Chicago
Ma mère, avec ses maigres économies, acheta une petite maison, mais rapidement elle eut des difficultés à honorer les traites du crédit. Il fallait que je l’aide et que je me trouve un emploi mieux rémunéré par rapport à ce que l’on gagnait en trimant de longues heures dans les champs. Comme tant d’autres avant moi, je mis le cap en 1960 sur Chicago. Le but de mon départ n’était pas principalement musical, il fallait d’abord que j’aide les miens et plus précisément ma mère afin qu’elle conserve son habitation. Durant onze années, je résidai dans le West Side. J’ai vécu les émeutes de 1968 qui sont survenues après l’assassinat de Martin Luther King. Ce fut terrible, la ville était livrée à elle-même, il y a eu beaucoup de morts, de nombreux pillages et de multiples incendies. Ma sœur et mon épouse de l’époque me suivirent à Chicago. Résidant dans la capitale du Blues, je souhaitais ardemment jouer dans des clubs. Nous avons alors monté un groupe baptisé le “Oliver’s Trio”, Mary ma frangine était à la basse et Cleo, ma première femme, à la batterie. Nous avions l’habitude de jouer dans les clubs sur la 63e rue.
Au début des années 1970, nous nous sommes séparés avec mon épouse Cleo, j’ai donc décidé de repartir vivre au Texas chez mes parents. Je suis pour ainsi dire revenu à mon point de départ pour une nouvelle vie. J’ai alors monté une nouvelle formation, tout en continuant chez moi à pratiquer intensivement la guitare et l’harmonica pour peaufiner ma technique.
Ici à Austin, je suis venu avec mon beau-fils à qui j’ai appris à jouer de la guitare basse, il y a aussi mon neveu – le fils de mon frère – qui nous accompagne à la batterie. Nous faisons ensemble de nombreuses séances de répétitions. Jouer les succès de Slim Harpo comme Raining In My Heart ou Scratch My Back, cela demande pas mal de travail si tu souhaites les interpréter à la perfection.
Adulé en Pologne
Au cours de l’année 2012, le téléphone sonne à la maison, mon épouse Eva – qui est également mon manager – répond longuement à une personne dont je n’ai jamais entendu parler. La conversation s’éternise, puis enfin elle raccroche et aussitôt me dit : « tu pars jouer en Pologne ! ». Je restai stupéfait. « Quoi ? Qu’est-ce que tu me dis ? En Pologne ? C’est incroyable ! S’il faut aller jouer là-bas, alors on y va ! ». J’étais totalement surpris par cette proposition inattendue, mais j’ai une confiance totale dans les choix faits par Eva. Nous sommes ensemble depuis trente années, elle m’a toujours prodigué de précieux conseils sur ma carrière.
Pour le premier concert, je devais faire une balance. On me demanda de jouer de la guitare, ensuite de l’harmonica, puis finalement des deux instruments ensemble. La salle immense devant moi était totalement vide. Nous sommes repartis dans les loges, puis on nous a annoncés et là je me suis retrouvé face à une salle pleine à craquer en train d’applaudir à tout rompre ! La surprise était totale, à l’identique du premier coup de fil reçu quelques mois plus tôt. Quel accueil nous avons reçu dans ce pays, je m’en souviendrai toute ma vie. Notre séjour sur place s’est merveilleusement déroulé, nous avons été divinement bien accueillis, si bien que l’année suivante, ils m’ont invité une seconde fois ! C’est inoubliable.
J’ai produit plusieurs albums dont le dernier s’intitule « Sleeping With The Dogs ». J’ai également, en Pologne, enregistré douze titres aux côtés de la formation de Dr Blues, un excellent groupe local. Le plus ardu ici aux États-Unis, c’est de faire la promotion de ma dernière production qui, au passage, m’a couté une coquette somme d’argent. Nous avons enregistré dans un studio professionnel. Être programmé en radio est souvent difficile, il faut beaucoup de contacts dans ce milieu-là pour être diffusé sur les stations. Toujours au niveau promotionnel, j’espère que cet engagement à Austin nous ouvrira de nouvelles portes. Je tiens à saluer ici Eddie Stout pour son invitation, c’est un homme de parole. Plus de six mois avant le festival il m’a téléphoné pour m’inviter, il m’a même payé d’avance ! Devant de telle conditions, je lui ai répondu aussitôt que, quelle que soit la météo, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il y ait même des inondations, je serais présent pour le Eastside Kings Festival (rires) !
[NDLR : Depuis de nombreuses années, Bobby Oliver réside avec les siens dans la ville de Marshall qui est située à 66 km de son lieu de naissance. Coïncidence, cette cité est dit-on le lieu de naissance officiel du Boogie-Woogie. C’est également cette même commune qui accueillit Omar Sharriff (Dave Alexander) les dernières années de sa vie. Il est l’heure de se quitter, notre ami doit reprendre la route, quelques mots de remerciements à destination de sa précieuse épouse, il faut saluer le bluesman une dernière fois. Mais non, c’est un faux départ ! Il nous entraîne maintenant sur le parking de l’hôtel où nous devisons à nouveau de longues minutes… L’homme s’éclipse vers son véhicule et revient avec des exemplaires de son dernier album…
Bobby « Mercy » Oliver est un formidable « Old School Blues Master ». Son indéfectible engagement musical au fil des décennies, malgré les nombreuses turbulences de la vie, témoigne en sa faveur. Il est sans aucun doute un digne et exemplaire représentant du Blues texan.]
par Jean-Luc Vabres et Gilbert Guyonnet
Tous nos remerciements à Eva Miller et toute notre gratitude à Eddie Stout