Développement durable
• Une reprise au bout du temps. Le bon raccommodeur le sait bien . Son aiguille ne rendra pas sa juvénilité à la rengaine. Il la rafistolera à sa façon au profit d’une nostalgie assumée sans ostentation ni joliesse factice…
La façon dont Lamont Dozier (1) reprend quelques-unes de ses propres compositions répond à cet art de la cover désenchantée. Un miel de Motown sans excès de sucre. Les paillettes des costumes des Suprêmes ne brillent plus au firmament et les chorégraphies millimétrées ont arrêté de faire tanguer le dancehall. Une impression de « minimum vital » avant immersion définitive, un souffle de proximité plus proche de la fin que du début. Une envie de conclure l’histoire, un solde de tout compte où l’on peut se regarder dans le miroir sans faux semblant. Des rides et des poches sous les yeux, certes, mais, plus que tout, l’envie de porter les morceaux, de les désosser pour mieux les habiter.
Une voix, un piano, quelques filets de violon et le chœur en écho de Graham Nash. On écrase le tempo pour mieux articuler le texte. Un besoin de réappropriation déjà palpable sur le disque précédent où Stop in the Name of Love faisait déjà l’objet d’une relecture. Plus abouti, le présent « Supremes medley » baigne comme l’ensemble du disque dans cette ambiance de désenchantement lascif. La fin de partie est proche mais perdure ici cette flamboyance à la fois surannée et aboutie qu’on retrouvera plus loin dans un autre cadre, chez le chanteur guitariste Carlo Ditta (2). Le producteur propriétaire du label Orleans – responsable de quelques disques marquant de la Cité du Croissant des années 80 et 90 (Little Freddy King, Mighy Sam McLain, Danny et Blue Lue Baker, Coco Robicheaux, Willy Deville, Marwa Wright…) – passe de l’autre côté de la console pour des reprises délestées de la couenne superflue. Un ascétisme où rien ne se dessèche. Point de revivalisme de façade ici. On se souvient ainsi de ce Go on Fool emprunté à Smiley Lewis parue sur le précieux CD « What I’m Talking About » – Orleans (2015) qui voyait la trompette du grand Charlie Miller accentuer la déglingue chaloupée d’une cover propre à faire esquisser un pas de danse à Dr John. Ici, c’est le vieux proto funk de Roger and the Gypsies, Pass The Hatchet (1966, label Seven B, avec Eddie Bo à l’encouragement vocal) qui a droit à cet étonnant bain de vieillesse, de maturité décalée, où le ruisseau originel se détourne du cours initial pour régénérer son flux. Un dos tordu où chaque sinuosité engendrerait une expérience de vieillesse douloureuse transcendée. Pas exactement une musique de teenager, mais ici le temps mûrit ce qui était au départ un souffle de fraîcheur.
On n’est pas loin de l’expérience de Don Flemmons (3). Avec Black Woman, issu du fond de catalogue de la library du congrès colligé par Alan Lomax, le jeune chanteur prolonge le vieux « Holler » de travail des détenus des prisons Louisianaises ou Mississipiennes des années 50 pour en faire un drôle de chant a capella avec call and respons solitaire. On dépasse ici aussi l’exercice de style pour créer une œuvre originale qui prolonge l’histoire pour mieux la magnifier. Le reste du disque corrobore cette impression d’épanouissement artistique dans une tradition qui n’exclut jamais la propre création. On se souvient comment les brillants artistes afro-américains qui constituaient à l’époque les Carolina Chocolate Drops avaient pu être gaussés par certains critiques qui ne voyaient pas l’interêt de leur démarche ni le retentissement qu’elle pouvait avoir. Comme si toute volonté de réappropriation culturelle intracommunautaire était forcément vouée à l’échec… Au fil du temps, des membres du groupe des Carolina Chocolate Drops comme Don Flemmons, Rhiannon Ghiddens ou Leyla McCalla ont prouvé leurs capacités à développer des cheminements personnels et, du coup, fait taire les grincheux. Avec en étendard cet art de la reprise transcendée qui recycle pour mieux développer durablement…
Discographie référence :
• Lamont Dozier, « Reimagination » – v2 records (2018)
• Carlo Ditta, « Life is Heaven » – Orleans Records (2018)
• Don Flemmons, « Black Cowboys » – Smithsonian Folkways Recordings (2018)
Par Stéphane Colin