Aux couleurs du Sud profond
• À propos du livre de Marina Bokelman et David Evans, « Going Up The Country, Adventures In Blues Fieldwork In The 1960s », préface de Stephen Wade, University Press of Mississippi / Jackson.
Fin 1965, l’étudiante en anthropologie, Marina Bokelman, croise le chemin d’un étudiant en ethnomusicologie, David Evans. Elle est amatrice de folk music (Pete Seeger), lui est amoureux de Blues. Ils suivent tous les deux un nouveau cours de l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA), consacré au folklore et à la mythologie. Une idylle naît très vite. Grâce à une grande complicité intellectuelle, les jeunes gens s’installent ensemble dans une maison de Topanga Canyon infestée de puces et de cafards. Pour obtenir leurs diplômes, ils décident de consacrer tous leurs efforts à la préparation d’un travail sur le terrain dans le Mississippi et en Louisiane à la rencontre de musiciens de Blues. David Evans a, en outre, une petite idée derrière la tête : rassembler le maximum d’informations sur une de ses idoles, l’important bluesman Tommy Johnson…
La première partie du livre est consacrée à la vie du jeune couple à Los Angeles. David Evans y raconte ses retrouvailles avec un copain rencontré quelques mois plus tôt à Cambridge, Massachusetts, Al Wilson, et, en particulier, la découverte par celui-ci de Canned Heat Blues de Tommy Johnson.
Il nous décrit la naissance d’un fort célèbre orchestre, Canned Heat, ainsi baptisé à cause de cette chanson de 1928. Marina et David assistent à de nombreux concerts au Ash Groove créé par Ed Pearl (père de l’excellent guitariste Bernie Pearl) à la fin des années 1950. Ils ont alors la chance d’héberger et nourrir Robert Pete Williams du 8 au 18 juillet 1966 et Mississippi Fred McDowell en novembre 1966.
Le 10 août 1966, une coccinelle Wolkswagen rouge emplie à ras bords par les valises du couple, une guitare, une mandoline, un violon, un énorme magnétophone à bandes fourni par l’Université, des bandes magnétiques vierges, un micro et son socle en fonte et une antique machine à écrire, quitte Malibu, Californie.
Cet étrange équipage sillonnera le Sud profond jusqu’au 16 septembre 1966. Une seconde expédition repartira le 13 août 1967. Elle s’achèvera le 10 septembre 1967. Marina Bokelman et David Evans tiennent un rigoureux journal de voyage. Ils y notent tout : les problèmes d’intendance et de logement, la recherche de livres de cuisine (passion de Marina Bokelman), ou de disques pour eux-mêmes ou qu’ils revendent et expédient aussitôt pour financer le voyage, et, bien sûr, les compte-rendus de leurs recherches de musiciens et de leurs rencontres et visite chez ceux-ci.
Ils y décrivent avec beaucoup d’acuité les conditions de vie des artistes afro-américains et de leurs familles et proches amis. Cette seconde partie est fascinante. Nous rencontrons Robert Pete Williams jouant du piano chez sa sœur, Roosevelt Holts, Boogie Bill Webb, Arzo Youngblood, Isaac Youngblood, Babe Stovall, Houston Stackhouse, les frères de Tommy Johnson, Mager et Ledell Johnson, Jack Owens, Mott Willis, Woodraw Adams, Fiddlin’ Joe Martin…
Au fur et à mesure de la lecture, on recherche les disques de ces enregistrements de terrain : « Going Up The Country », « Presenting The Country Blues : Roosevelt Holts », « South Mississippi Blues », « The Legacy of Tommy Johnson », « High Water Blues », « Sorrow Come Pass Around », « Houston Stackhouse » et « Big Road Blues » (pour les références, reportez-vous aux pages 269 et 270 du livre). Mais tout ne se passe pas comme prévu. Quiproquos, incompréhensions dues à la rencontre de mondes très différents, scènes parfois comiques, rencontres quelques fois tendues, moments pleins de tendresse. Tout cela nous est narré avec talent. De plus, une centaine de photographies noir et blanc inédites, essentiellement de Marina Bokelman, illustrent fort bien les mots des auteurs.
Enfin, la dernière partie publie les autobiographies de Marina Bokelman et David Evans après toutes ces formidables et passionnantes aventures. Ces deux personnalités avides de connaissance ont eu une seconde partie de vie riche et bien remplie. Hélas, Marina Bokelman ne vit pas la publication de ce très important et indispensable livre. Elle mourut en mai 2022, quelques mois avant sa publication.
Par Gilbert Guyonnet
Remerciements à Jordan Nettles Rueff (publicity and promotions manager) et à Craig W. Gill (Director) / University Press of Mississippi