I’ve been treated wrong

Washboard Sam. Photo d'archive, DR.

Ou ce que dit un blues…

I’ve Been Treated Wrong est enregistré à Chicago par Washboard Sam dans les studios de la firme Bluebird, le 4 novembre 1941. Ce titre – délivré d’une voix « sans passion, presque monocorde » comme l’écrit Gérard Herzhaft – a pourtant figuré « de longues années dans les juke-boxes de Chicago. » Jean Buzelin (1) voit la raison d’un tel succès dans l’alliage peu commun du « classicisme formel » caractéristique du style Bluebird et « d’un instrument de facture primitive », le washboard. Pour autant, dans le cas d’espèce, ne convient-il pas de rechercher d’autres raisons au succès d’un tel titre ? Et notamment dans ce que dit ce blues ?

I don’t know my real name
I don’t know where I was born
The troubles I been having
Seems like I was raised in a orphans home

My mother died and left me
When I was only two years old
And the troubles I been having
The Good Lord only knows.

I been treated like an orphan
And worked just like a slave
If I never get my revenge
Evilness will carry me to my grave

I Now I been having trouble
Ever since I been grown
I’m too old for the orphan
And too young for the old folks’ home

Je ne sais pas mon vrai nom
Je ne sais pas où je suis né
Les ennuis qui me sont tombés dessus
Comme si j’avais été élevé dans un orphelinat

Ma mère est morte et m’a abandonné
Quand j’avais seulement deux ans
Et les ennuis qui me sont tombés d’ssus
Le Bon Dieu est seul à les connaître

J’ai été traité comme un orphelin
Et j’ai bossé comme un esclave
Si  je dois un jour avoir ma revanche
Le mal m’emportera vers la tombe

J’ai eu ma part d’emmerdes
Depuis que j’me suis mis à pousser
Je suis trop vieux pour l’orphelinat
Et trop jeune pour la maison d’retraite

« Je ne sais pas mon vrai nom, je ne sais pas où je suis né ». Cette première phrase peut bien sûr relever du commentaire autobiographique et de la difficulté à assumer un statut d’enfant illégitime : en effet, si l’on en croit Big Bill Broonzy (2), Washboard Sam est son demi-frère : « Je le crois parce qu’un jour ma mère découvrit que mon père avait acheté une ferme de quatre-vingt arpents située à cinquante kilomètres environ d’où nous habitions. Il y avait installé une autre femme qui était la mère de Washboard Sam… Mon père allait donc voir ces enfants, mais il recommanda bien à leur mère de ne pas leur faire porter le nom de Broonzy (…). Ils prirent alors le nom de leur grand-père, Brown. C’est ainsi que Washboard Sam s’appelle Robert Brown. »

Mais si l’on veut bien se rappeler qui est  ce « I » qui parle dans les blues et à quoi  fait allusion le « vrai » nom, on est fondé à donner à cette phrase une toute autre interprétation.

Le « je » qui parle dans les blues n’est pas ce « je » qui nous est familier, celui qui reste confiné aux limites de l’individu qui le profère. C’est un « je » oscillant entre le « je » que nous connaissons et le « je » communautaire caractéristique des traditions orales, un « je » à travers lequel le blues singer parle la mémoire collective (3). C’est pourquoi, ce que nous disent les blues, n’est pas de nature autobiographique ; il faudrait plutôt parler à leur propos de chroniques « ethnobiographiques. » Qui chante donc ici ? Robert Brown ou, à travers lui, une population de déracinés, ayant perdu toute identité durant la déportation et tout lien avec son ascendance ?

Robert Brown alias Washboard Sam (1903-1966). Photo promotionnelle Bluebird Recording, DR.

La référence à un « vrai » nom, puis l’évocation d’une enfance passée à l’orphelinat viennent renforcer cette interprétation. Washboard Sam est né Robert Brown. Que signifie ainsi le fait qu’il déclare ne pas connaître son » vrai » nom ? N’est-ce pas là une allusion au fait que le nom de ses ancêtres lui restera à jamais inconnu ? Comme le déclarait le pianiste Eddie Boyd à Julio Finn (4) : « Boyd, pour moi, c’est juste un moyen d’identification, comme mon numéro de sécurité sociale. Je ne le respecte pas. Car je ne suis pas un Boyd, man. » Car son « nom », Boyd, est marqué des stigmates d’un passé douloureux : déporté, le Noir s’est vu dénier toute identité, toute personnalité ; et, en tant qu’esclave, il s’est vu affubler du nom de son maître : Boyd pour l’un, Brown pour l’autre. Pour l’un comme pour l’autre, comme pour la communauté noire toute entière, le lien avec les ancêtres a été irrémédiablement rompu. La métaphore de l’orphelin, reprise deux fois, puis l’évocation d’une mère qui l’aurait abandonné (5), ne viennent que renforcer le message : « je » n’ai ni ascendance ni racines ; en d’autres termes, « nous » n’avons ni ascendance ni racines.

Eddie Boyd (1914-1994). Photo d’archive, DR.

À la notable exception du décès de sa mère dont on vient de voir la fonction, Washboard Sam ne donne aucun détail sur « les ennuis qui lui sont tombés dessus » ;  ils ne sont ni décrits, ni qualifiés, ni même nommés. Mais pour autant, est-il vrai, comme il l’affirme, que le Bon Dieu est seul à les connaître ? Chacun des auditeurs du chanteur, pour les avoir vécu lui-même, n’est-il pas en état d’en dresser la longue liste ? La simple évocation des « ennuis » est  suffisante pour convoquer la mémoire, pour provoquer l’entrée collective en commémoration.

Car le blues est de l’ordre de la commémoration, c’est un rite de remise en mémoire. Pour l’auditeur noir de l’époque, l’expression « j’ai bossé comme un esclave » ne pouvait pas être reçue comme dans une communauté n’ayant de l’esclavage qu’une connaissance conceptuelle ; elle devait fonctionner comme signal, comme rappel : ai-je bossé comme un esclave ou en tant qu’esclave ? On admet généralement que les américains n’ont pas d’Histoire. Puisque, à la différence des vieilles nations européennes, l’Union est née d’un texte légal marquant la séparation d’avec l’Angleterre et la construction d’un nouvel État.  Mais cette vision ethnocentrique de la construction du peuple américain ne vaut pas pour toutes ses composantes. Les premiers habitants, les Indiens, ont une histoire. Les Afro-Américains également. Et dans les deux cas, ces histoires sont de nature particulièrement dramatique. Les Amérindiens ont été victimes d’un génocide méthodique puis d’un confinement dans des réserves ; les Afro-Américains ont connu, eux, la déportation, l’esclavage, la ségrégation puis, plus récemment, le confinement (6). Ainsi, « aux mythes de création des maîtres, ils [les Noirs] opposeront des mythes de résistance, de survie » (7).

Washboard Rhythm Kings, circa 1931.

C’est à partir de cette histoire partagée que s’est forgée une identité collective, dépassant celle des différentes ethnies dont les négro-américains sont issus ; et c’est cette histoire qui, jour après jour,  se commémore dans les blues. Ils sont l’espace où vont se célébrer cette origine et ce passé communs. Ainsi  les blues ne traduisent pas un état d’esprit ou des sentiments, ils les génèrent ; le blues n’est pas triste, il convoque la tristesse ; le blues n’est pas mémoire, il convoque la mémoire. Et jouer le blues, c’est donner le signal de cette entrée rituelle en re-mémoration (8).

C’est, ou plutôt, c’était. Depuis, le blues a, avec les années 1960, changé d’auditoire et, il a perdu, en s’universalisant, nombre de ses fonctions traditionnelles. Le blues singer, chaman/griot d’hier, est devenu homme de spectacle ou, pour reprendre les termes de Jacques Attali (9), un « spécialiste en concurrence devant des consommateurs », « un entrepreneur sur un marché ». Sa parole s’est  éteinte, étouffée par la musique. Ou plutôt, elle s’est réinvestie dans d’autres  espaces, soul music (10) d’abord, puis, plus près de nous, rap.

Les données biographiques concernant Washboard Sam sont très peu nombreuses et il est décédé en 1966. Que peut-on  savoir de ce qu’il voulait dire et de ce qu’entendaient ses auditeurs ? Rien. Mais les signes sont nombreux et concordants montrant que les blues, contrairement à ce que l’idéologie dominante a longtemps véhiculé, ne sont pas ces chants fatalistes et résignés si souvent décrits mais qu’ils « portent, à qui sait entendre le langage au-delà des mots entendus, l’annonce symbolique et secrète de la libération. » (11)


Notes :

(1) Livret du disque EPM.

(2) William Lee Conley Broonzy & Yannick Bruynoghe, « Big Bill Blues », Ludd, 1987.

(3) « Le « je » qui se dit dans le blues n’est ni tout à fait individuel, ni tout à fait collectif, ni tout à fait fictif, jamais tout à fait autobiographique, mais il survit, en dépit et au-delà de tout », Florence Martin, Bessie Smith.

(4) dans « The bluesman », 1986.

(5) Si l’on en croit Jean Buzelin, Washboard Sam aurait travaillé à la ferme avant de quitter le foyer familial vers 15 ans. Rien n’indique donc qu’il ait prématurément perdu sa mère.

(6) Pour reprendre les termes de Philippe Paraire dans « Les Noirs américains » ; généalogie d’une exclusion », Hachette, 1993.

(7) Jean-Claude Charles, Les mythologies noires en Amérique du Nord, dans « Mythes et croyances du monde », Lidis Brepols, 1985.

(8) « Lorsque l’Impératrice chante Preachin’ the Blues, elle n’exagère pas : elle prononce le Sésame rituel qui ouvre la porte au partage de la confidence, à la reconnaissance cathartique d’un vécu similaire et au rire, salvateur, de l’autodérision. », Florence Martin, ibid.

(9) dans « Bruits », PUF, 1977.

(10) Qu’on songe par exemple au Respect exigé par Aretha Franklin, 1967.

(11) Pierre Merle, préface du livre de Ralph Ellison, « Homme invisible, pour qui chantes-tu ? » , 1984.


Par Jean-Paul Levet