Jazz Me Blue

Loretta & Mig (Tiger Rose). Photo DR, courtesy of Loretta.

Les chroniques du Confiné Perpétuel : l’immobilité troublée.

Il n’était plus sorti. Un confinement de thérapie. Un repliage de papier mâché… Une gomme végétale pour effacer les zèbrures de la vie du dehors. Tout était venu sans malice, naturel… Depuis la lecture de « La Ballade de Geeshie et Elvie » (1), le reste paraissait futile et vain. En cela, John Jeremiah Sullivan – l’auteur de la nouvelle – avait réussi son coup : une closerie où les arbres prolongeaient l’enceinte murale, où les mots rebondissaient sur les haies pour mieux s’accrocher aux branches, rythmant un blues de début de vingtième. Ne plus penser qu’à Last Kind Word Blues, en faire une boucle passionnelle, s’y enrouler dedans comme dans une couette isolante… Morceau sauvé du néant par la grâce d’une « gomme-laque » ramenée d’un grenier… La brocante en cour d’appel, on frôlait le purgatoire…

On ne connaîtra jamais le son du premier trompettiste de jazz, Buddy Bolden et de ce cylindre perdu à jamais qu’il aurait enregistré vers 1900. Pour Geechie Wiley, on a une idée. Une idée partagée. Le nombre de versions de ce Last Kind Word Blues (2) est à la mesure de l’incommensurable terra incognita qui semble emplir chaque sillon de l’enregistrement original. On y aborde l’émotion fragile, la brinquebale géniale. On est dans la caravane crépusculaire de Jessie Mae Hemphill à Como. Le Tupelo de John Lee Hooker en paraîrait presque étriqué. Les étendues révélées par Geeshie Wiley et sa compagne Elvie répondent à un autre tempo. Un univers fait de fantasmes et de rêves déstructurés. Une réalité distordue qui file dans les limbes. L’enquête de John Jeremiah Sullivan ne déroge pourtant à aucun des principes de l’investigation de terrain. Néanmoins, tout au long de la nouvelle, les fantomes paraissent impalpables, prêts à partir en fumée dès qu’une piste ou un témoignage rapproche le récit d’une vérité tangible. La volonté présumée de vivre leur sexualité en se cachant du commun des mortels, une disparition précoce sont autant d’éléments qui rajoutent au brouillard. L’écoute, la réécoute, la superposition des autres versions ramènent au mystère originel ; ne le déflorant à aucun moment, il le renforce pour en faire une obsession addictive.

Geeshie Wiley. Photo d’archive, DR.
Elvie Thomas. Photo d’archive, DR.

Au couchant, à l’heure où les oiseaux picorent le composte du fond de jardin, le confiné ralliera la pièce à musique. À la lueur de quelques loupiotes éparses, il écoutera jusqu’à plus soif les versions du morceau. Dans le canapé adossé au viel ampli Samsui, il ne bougera pas vraiment. Au questionnement posé par ces voyages sonores, l’immobilité troublée paraîtra être la réponse la plus adaptée. L’expression ne sera sûrement pas si éloignée de celle d’un Robert Crumb assis sur son lit après avoir mis sur la platine le précieux 78 tours (2).

 


On trouvera de tout dans les covers. Un orchestre de chambre contemporain – Kronos Quartet (3) – qui sonnerait comme le vieux violoniste cajun Canray Fontenot ; David Johansen, l’ancien chanteur Glam/Punk des New York Dolls entouré des Harry Smiths (4) – dénommés ainsi en hommage au créateur de la première compil « définitive » d’American Roots Music qui inffluencera toute la génération Dylanienne – ; Rhiannon Giddens (des Carolina Chocolate Drops) et sa voix de beauté formelle (5) ; Christine Pizzuti, l’inconnue des American Epic Sessions de Jack White (6)…

Des versions qui s’entremêlent, se délitent pour mieux se retrouver. Celle du groupe Piedmont Bluz (7) atteint des cimes. Le procès en revivalisme instillé par certains ne tient pas une seconde devant ce duo tragique qui, certes, ne quitte jamais la ligne initiale tracée par Geeshie, mais râcle en profondeur, creusant un peu plus encore la fissure initiale du 78 tours.

Dans ce salon de musique dont il ne s’éloignera plus beaucoup, le confiné se remémora les soirées passées… Peu de temps avant le Covid, Tiger Rose (8) était venu tester son répertoire devant public. Un bonheur latent suffusait lors de cette première dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle parait aujourd’hui issue d’un autre temps. Cinq mois plus tard, la version/balance de Last Kind Word Blues de Loretta et Mig résonne en écho à l’originel. L’immobilité troublée semble plus que jamais de mise. À quoi bon aller plus au dehors si l’on ne peut s’approcher de Geeshie et d’Elvie ?

Loretta & Mig (Tiger Rose). Photo DR, courtesy of Loretta.

Notes
(1) « La Ballade de Geeshie et Elvie », parue initialement dans le New York Times, éditée en 2015 dans la revue Feuilleton (Numéro24).
(2) Last Kind Word Blues, paru en 1930 sur 78 tours Paramount, multi-réédité depuis. La scène de cet extrait YouTube met en exergue le dessinateur-musicien-collectionneur Robert Crumb écoutant ce rare 78 tours. Elle est extraite du film documentaire « Crumb ».
(3) Kronos Quartet : « Folk Songs » (Nonesuch Records, 2017).
(4) « David Johansen and The Harry Smiths » (Chesky Records, 2002).
(5) Rhiannon Giddens : « Tomorrow Is My Turn » (Nonesuch Records, 2014).
(6) Christine Pizzuti : « Music From The American Epic Sessions » (Columbia, 2017).
(7) Piemond Bluz : « Ambassadors of Country Blues » (Mudbone Watson, 2019).
(8) Tiger Rose : le duo formé par Loretta et Mig. (Loretta and the Badkings, Three Gamberros…) sort son premier disque dans les semaines à venir : « Fabulous Show ! – Boogie, Blues and Roots ». Sa version – entre autres – de Last Kind Words Blues, est particulièrement attendue…


Par Stéphane Colin