Souvenirs de ma rencontre avec Little Sonny en septembre 1959
• Cet article précédemment publié dans ABS Magazine n°15 / septembre 2007, est retranscrit ici intégralement avec apport iconographique.
Il y a près de 50 ans, plus précisément en septembre 1959, mon camarade Marcel Chauvard et moi-même avions entrepris un « Voyage au pays du blues » dont le récit a paru dans plusieurs numéros de la revue « Jazz-Hot » et a été repris dans un livre édité par « Soul Bag » (1). Au cours de notre périple destiné à voir et à entendre le plus possible de chanteurs-musiciens afro-américains de blues et de gospel dans leur milieu quotidien, nous avons fait une étape à Detroit (la fameuse “Motor City”), connue pour avoir une très forte population noire et constituer ainsi un terreau naturel pour l’existence de ce genre d’artistes.
Certes, la scène du blues de Detroit ne s’est pas révélée aussi riche qu’à Chicago, mais néanmoins nous n’avons pas été déçus, car cette étape nous a permis de rencontrer non seulement le mythique musicien qu’était John Lee Hooker, mais aussi d’autres remarquables interprètes de blues parmi lesquels l’un des plus notables a été le chanteur-harmoniciste Aaron “Little Sonny” Willis. Ces rencontres ont généralement eu lieu dans la boutique de disques de Joe Von Battle (2), située au 3530 Hasting Street, en plein dans l’un des quartiers noirs de Detroit qui a d’ailleurs été démoli par la suite, sans doute pour cause de vétusté. L’endroit n’était en effet pas très reluisant…
D’emblée, un fort courant de sympathie mutuelle s’est établi entre Little Sonny et nous deux (plus qu’avec John Lee Hooker qui gardait une attitude plus réservée). Après une mémorable jam session improvisée dont John Lee Hooker, Little Sonny et Emmitt Slay nous ont régalés dans l’arrière-boutique de Joe Von Battle pleine de bric-à-brac et qui lui servait de studio d’enregistrements pour ses petites marques, Little Sonny nous invita cordialement à venir l’écouter le soir-même au Club Carribe où il se produisait avec sa petite formation.
Je crois que je n’oublierai jamais cette soirée qui, outre qu’elle a été totalement satisfaisante, nous a donné un avant-goût de ce qui nous attendait à Chicago dans quelques jours. Effectivement, le groupe de Little Sonny composé de Prince Albert (piano), Eddie Burns (guitare) et Jimmy Crawford (batterie), était absolument superbe car le swing et le blues étaient au rendez-vous. Little Sonny lui-même chantait et jouait dans un style inspiré de celui de Little Walter en appliquant étroitement un micro portatif à son instrument, ce qui – par rapport à la façon de jouer d’un Sonny Terry – lui donnait une sonorité et une présence presque aussi fortes que celles d’un saxo ténor (je pense que ce procédé fut initié par Little Walter plusieurs années auparavant). Quant au public de ce club, il était presque exclusivement noir, ce qui semblait inspirer encore plus les membres de l’orchestre qui se donnaient vraiment à fond dans des morceaux tels que l’instrumental Honky-Tonk, des blues chantés comme That’s All Right, ou encore ce Love Shock que Little Sonny venait d’enregistrer pour J.V.B. (l’une des marques de Joe Von Battle).
Le lendemain, nous le vîmes à nouveau dans la même boutique et pûmes l’interviewer dans une ambiance plus calme, tant sur sa vie passée que sur ses projets. Mais l’heure de la séparation est arrivée le jour suivant car d’autres tâches nous entraînaient vers Chicago. Depuis, je n’ai plus jamais revu Little Sonny qui, contrairement à de nombreux bluesmen, n’est jamais venu à Paris, tandis que moi-même ne suis retourné aux États-Unis que pour un séjour en Louisiane.
Malgré tout, j’ai pu continuer (Marcel Chauvard est hélas décédé en 1969) à avoir indirectement et épisodiquement des nouvelles de Little Sonny, apprenant ainsi qu’il avait enregistré des albums 33 tours pour Enterprise et participé avec succès à des festivals de blues. Et puis, plus précisément et plus près de nous, ce fut sa présence très remarquée au 12ème festival blues de Lucerne (3) à la tête de son Detroit Rhythm Group, composé de ses fils. Un dernier mot pour terminer : dernièrement, j’ai été contacté par Jeffrey Peters à propos du livre qu’il prépare sur le blues de Detroit et j’ai appris à cette occasion, non sans un brin d’émotion et un zeste de nostalgie, que Little Sonny se souvenait encore très bien de nos rencontres d’antan, malgré le temps passé depuis lors. J’espère que nos âges avancés à tous deux ne nous empêcheront pas de nous revoir s’il avait l’occasion de venir ici en tournée…
Notes :
(1) Jacques Demêtre & Marcel Chauvard, « Voyage au Pays du Blues », CLARB – Soul Bag, Paris (1994).
(2) Joe Von Battle tenait un magasin de disques à Detroit sur Hastings Street au numéro 3530 et se lança dans la production phonographique à partir de l’année 1948. À l’arrière de la boutique se trouvait un petit studio d’enregistrement où une grande partie emblématique de la scène blues locale venait y graver quelques faces. Certaines d’entres elles voyaient le jour sur son propre label J.V.B Records, d’autres étaient cédées à des compagnies plus importantes comme Chess à Chicago, King à Cincinnati ou encore Duke à Houston.
(3) novembre 2006.
Par Jacques Demêtre