Mieux que des « seconds couteaux »
• Nous nous intéressons ici à ces Dames, artistes qui avaient le talent pour devenir de grands noms, mais qui n’ont pas eu cette chance ou cette opportunité. Certaines sont bien connues des amateurs, d’autres bien oubliées malheureusement. Je ne les appellerai pas « seconds couteaux » car cela a quelque chose de péjoratif pour des chanteuses et musiciennes souvent très proches des meilleures. Rendons leur visite !
J’ai sélectionné une dizaine de chanteuses de jazz, soul, blues, rhythm’n’blues, gospel, rock’n’roll qui me tiennent particulièrement à cœur et que j’écoute souvent.
Clara Smith (1894 – 1935)
Commençons par le début : les années 1920… Bessie Smith, “l’impératrice du Blues”, fut sans doute la plus grande, mais il y eut cinq artistes femmes nommées Smith : Bessie, Mamie (qui grava le premier blues – Crazy Blues – en 1920), Trixie, Laura (la moins connue) et Clara surnommée “The Queen of the Moaners”, qui grava environ cent-vingt titres. C’est elle qui nous intéresse particulièrement car très comparable à Bessie. Née en 1894 à Spartanburg en Caroline du Sud, elle s’installe à New York dès 1923 et participe à de nombreuses revues dont « Black Bottom Revue » en 1927, « Clara Smith Revue » en 1928, « Candied Sweets » en 1929 et « Dusty Lane » en 1930. Elle meurt d’une crise cardiaque le 2 février 1935. Sa musique ressemble à celle de Bessie dont elle n’a pas la puissance vocale, mais elle a une voix plus canaille, plus pointue, toute à fait séduisante. Il existe un superbe CD regroupant 25 de ses meilleures faces gravées entre 1924 et 1929 dans lesquelles elle est merveilleusement accompagnée entre autres par Louis Armstrong (sur 5 titres) dont le grandiose Nobody knows the way I feel this morning, Fletcher Hendersonn, Coleman Hawkins, Charlie Green, James P. Johnson. Son Rock, Church, Rock du premier mai 1926 est un petit chef-d’œuvre. Tout est bon sur ce CD où la qualité du son est assurée par le fameux spécialiste John R.T. Davies : « The Essential Clara Smith, 1924-1929 » (Retrieval 79030) paru en 2001. Une première grande Dame !

Ella Johnson (1919 – 2004)
Faisons maintenant un saut d’une vingtaine d’années pour rencontrer notre seconde grande Dame. Il s’agit de la chanteuse Ella Johnson née en 1923 et qui rejoignit son frère, l’excellent chef d’orchestre Buddy Johnson, dès 1941 en gravant le superbe Please Mr Johnson. Pendant plus de vingt ans, elle fut la vedette de l’orchestre qui comptait pourtant pas mal de grands musiciens dont Shad Collins (trompette), Harold Minerve, Purvis Henson, Kenny Clarke, Haywood Henry, Panama Francis, tous de fameux solistes. Ella connut le succès avec des titres comme That’s The Stuff You Gotta Watch, la version originale de Since I Fell For You qui avait mis l’orchestre de Buddy Johnson sur les rails, Ever So Grateful, Alright OK You Win, sur les labels Decca, Mercury et Roulette. Attention, Ella était aussi à l’aise dans le jazz, le blues, le rhythm’n’blues et le rock’n’roll naissant où sa voix sonore, sensuelle et persuasive faisait sensation et son frère Buddy savait très bien la mettre en valeur. Le problème c’est qu’aujourd’hui elle est un peu oubliée par rapport à des artistes comme Ruth Brown ou Lavern Baker qui ne lui étaient pas supérieures. Alors écoutez-là dans les disques suivants : « Buddy Johnson and his orchestra – Walk them » (Ace CD 623), « The Walk Them Rhythm Band – Jazz Archive » (182 EPM 156022), « Ella and Buddy Johnson – Rock On 1956-62 Recordings » (Hoodoo 263507) et « Ella Johnson – Swing Me » (Mercury 838 218).

Varetta Dillard (1933 – 1993)
Restons dans ces formidables années 1950 avec notre prochaine grande Dame, Varetta Dillard, qui d’après les spécialistes était d’une classe vocale proche de Dinah Washington, Ruth Brown ou Big Maybelle. Née à Harlem en février 1933, malgré sa magnifique voix elle était très handicapée par une maladie osseuse dégénérative qui lui fit subir seize opérations sur sa jambe droite depuis son enfance. Elle devait marcher avec une canne et ne pas trop apparaitre à la télévision, ce qui ne l’empêcha pas de se produire sur la scène de l’Apollo Theater à l’âge de 16 ans, de signer chez Savoy Records en 1951 et de participer au fameux concert d’Alan Freed « The Moondog Coronation Ball » à Cleveland en mars 1952. Son troisième single, Easy, easy baby, devint un succès, suivi par Mercy Mr Percy, son plus gros tube, et son hommage à Johnny Ace, Johnny Has Gone, en 1955. La recette de sa popularité était simple : sur chaque disque, une face swinguante et une ballade sur l’autre face. En 1956, elle signe chez RCA – Groove pour une belle série d’enregistrements, puis en 1959 chez Triumph, puis chez Cub (une filiale de MGM). Sa carrière se termine en 1961. Elle s’impliqua par la suite dans le Mouvement pour les Droits Civiques et mourut en 1993, victime d’un cancer. Il faut écouter Varetta dans l’excellent cd Jasmine 3281 (double cd avec 62 titres). Tout n’y est pas de premier ordre, mais ce qui est bon est très bon !

Lula Reed (1926 – 2008)
Lula Reed possédait une voix douce et presque infantile, très sexy, qui m’a toujours fait fondre. Mais sa voix spéciale a peut-être rebuté d’autres amateurs. Elle était aussi une très jolie femme, vraiment séduisante. Tous ses titres gravés pour King Records entre 1952 et 1962 ont été regroupés sur 2 CD indispensables : « I’ll drown in my tears – The King anthology 1952-55 » (Ace CHD 984) et « Lula Reed – I’m a woman but I don’t talk too much » (Jasmine JASMCD 3078). Il y a là des merveilles dont la version originale de Drown In My Tears qui fut reprise par Brother Ray avec succès, mais aussi Rock Love, Watch Dog, Bump On A Log, Idle Gossip, I’m A Woman et des titres gospélisants comme A Quiet Time With Jesus ou Heavenly Road. On pourrait tout citer : quand on aime, on ne compte pas ! Elle grava également des duos avec Freddie King. Elle se produisait avec l’orchestre du pianiste Sonny Thompson qui fut aussi son mari (mais là il y a plusieurs versions des choses). Après King Records, elle fut recrutée par Ray Charles, fin connaisseur en jolies femmes et en artistes de qualité, pour son label Tangerine pour lequel elle grava de très belles choses malheureusement non rééditées actuellement (Billy Vera, si vous m’entendez, faites quelque chose comme vous l’avez fait pour Percy Mayfield !). Elle quitta Tangerine en 1964 et refusa toute interview jusqu’à sa mort le 21 juin 2008 à l’age de 82 ans. Elle ne voulait pas que l’on parle d’elle ; tant pis, je l’ai fait !

Wynona Carr (1923 – 1976)
Wynona Carr débuta très jeune comme pianiste de gospel. Née le 23 août 1924 à Cleveland, encouragée par ses parents, elle forma son propre groupe, The Carr Singers, dès 1945. De 1949 à 1956, elle va graver pour le label Specialty une série de superbes gospels dont Each Day et Lord Jesus, dans l’esprit de Sister Rosetta Tharpe, ce qui donne l’idée à Art Rupe de sortir le disque sous le nom de Sister Wynona Carr. Son style est très dynamique, en avance sur son époque ; en 1952, The ball Game est son seul hit : une histoire de combat entre Jesus et le Diable à laquelle elle reviendra dans 15 Rounds for Jesus. Ses compositions sont originales et recherchées. Elles sont rassemblées sur l’indispensable CD : « Sister Wynona Carr – Dragnet for Jesus » (Ace CHD 411). Mais, en 1954, encouragée par les gens de Specialty, elle décide de se lancer dans le rhythm’n’blues et va entamer une seconde carrière avantagée par sa beauté naturelle et sa voix très « soul ». Je la considère comme l’une des premières soulwomen : écoutez donc Hurt Me ou Now That I’m Free. Là aussi, elle n’aura qu’un seul tube : Should I Ever Love Again, magnifique ballade qui sera reprise par de nombreux interprètes. Elle est atteinte par la tuberculose en 1959, puis signe chez Reprise en 1961 et publie un album sans intérêt noyé sous des arrangements inadéquats. Elle disparait en 1976. Le critique Billy Vera dira d’elle : « elle avait le look et un talent égal aux autres grandes chanteuses de l’époque, mais elle n’a jamais eu de chance ». Enregistrements r’n’b / rock’n’ roll : « Jump Jack Jump » (Specialty CD 7048). Wynona est une des grandes voix de la musique afro-américaine gospel et r’n’b.

Lorraine Ellison (1931 – 1983)
Puisqu’on parlait de Soul précédemment, voici une chanteuse qui a une grande réputation auprès des amateurs. Son nom : Lorraine Ellison. Pour elle, malheureusement, tout repose sur un titre : l’énorme Stay With Me dans lequel elle s’égosille à n’en plus pouvoir ! (on aime ou non, mais ce fut son plus grand succès). Production Jerry Ragovoy, grand spécialiste des voix marquantes : Garnett Mimms, Howard Tate entre autres. Mais Lorraine a enregistré beaucoup de choses superbes pour Warner Brothers et elles sont toutes réunies sur un coffret de 3 CD en édition limitée de 5000 exemplaires : « Sister Love – The Warner Bros. Recordings » (Rhino RHM2 7717). Mais son meilleur album vinyl reste le LP « Lorraine » (Warner Brothers BS 2780) de 1974 (compris dans le coffret). Elle possède un style très particulier, voix haute et planante et je dois dire que j’ai mis des années pour l’apprécier à cause des arrangements type grand orchestre avec des cordes souvent envahissantes. Elle reprend des classiques comme A Change is Gonna Come ou Time Is On My Side, mais les transforme à sa façon, souvent de façon inattendue : ses versions de Cry Me A River ou du redoutable If I Had A Hammer sont stupéfiantes. Lorraine Ellison avait une grande voix, utilisée de façon originale, mais qu’il n’est pas toujours facile d’apprécier.

Tina Britt (1938 – )
Tina Britt est sans doute la moins connue de toutes « nos Dames ». Moi, je l’ai découverte sur un disque du one man band Wilbert Harrison, son album de 1970 « Let’s Work Together » dans lequel elle chante sur un titre, la reprise du Peepin’n’hiding de Jimmy Reed (le critique Bernard Niquet disait en parlant de ce morceau : « Une interprétation extraordinaire comme il en sort une par décade… ». Absolument d’accord !) et, en plus, le disque de Wilbert est un classique. Séduit par cette voix, j’ai recherché ses disques dont le lp « Blue All The Way » sur Minit, et la plupart de ses titres sont regroupés sur le CD Stateside : « Blue All The Way » (Stateside 362 9242). Tina Britt est née en Floride en 1938. Un seul succès en 1965 avec The Real Thing produit par le New-Yorkais Juggy Murray ainsi que ses autres enregistrements. Elle ne possède pas à proprement parler « une belle voix », mais une vibration qui transmet beaucoup d’émotion et de feeling ; sa diction n’est pas claire mais fait ressortir l’essentiel. Sa version du God Bless The Child de Billie Holiday est très émouvante. Elle reprend trois compositions d’Otis Redding : Hawg For You, My Lover’s Prayer et She Put The Hurt On Me en y imposant toute sa personnalité ; ce disque est un régal tout au long des vingt interprétations. Le succès ne fut pas au rendez-vous, Tina vit toujours du coté de Philadelphie, mais on est sans nouvelle d’elle, mais cet album « Blue All The Way » reste une précieuse pépite.

Ann Sexton (1950 – 2025)
Pour rester dans la Soul, tout porte à croire que le nom de Ann Sexton n’est pas très évocateur, et pourtant elle fut entre 1969 et 1977 une magnifique soul sister. Née le 5 février 1950 à Greenville (South Carolina), elle se produisit très jeune dans les clubs du Sud avec son mari, le saxophoniste et producteur Melvin Burton. Ils fréquentèrent rapidement le célébre DJ de Nashville John Richbourg, propriétaire du label Sound Stage 7. Ce fut le début d’une belle série de 45 tours constitués de « cheatin’songs » très en vogue à l’époque et qui sont rassemblés sur un CD Charly, « You’re Gonna Miss Me » (Charly CD 8012) de 1993. Ann est capable de faire passer dans sa voix des tonnes d’émotion et vous faire ressentir tous les malheurs (sentimentaux) et les déceptions que peut éprouver une femme aimante. Have A Little Mercy, I’m His Wife, You’re Just A Friend, You’re Losing Me, Sugar Daddy sont des titres exemplaires. Elle sortit un seul album en 1977 : « The Beginning » (Sound Stage 7 1500) qui n’obtint pas un grand succès. Puis elle se retira du monde de la musique. En 2003 elle revient sur scène à diverses occasions, mais disparait le 13 mars 2025. Il est possible que ses superbes faces des années 70 aient été rééditées ; à rechercher.

Camille Howard (1914 – 1993)
Enfin, une pianiste, chanteuse et compositrice, qui, elle, a fait une belle carrière. Camille Howard fut plus connue comme étant la pianiste de l’orchestre The Solid Senders du chanteur et batteur Roy Milton. Née en mars 1914 à Galveston (Texas) elle rejoint Milton en 1945 et grave avec lui le fameux R.M. Blues puis Groovy Blues en 1947 où elle assure les vocaux. C’est le début d’une longue série de tubes où sa vaste culture musicale et son imagination débridée vont faire merveille : Mr Fine, Camille’s Boogie, The Boogie and The Blues, X-Temporaneous Boogie, Miraculous Boogie, Rock Me Daddy et bien d’autres jusqu’en 1952 chez Specialty. En 1953 elle signe chez Federal pour une autre belle série d’enregistrements, puis elle passe chez VJ pour une poignée de super titres dont In The Bag Boogie déjà très rock’n’roll. En 1958, elle se retire, devient Témoin de Jehovah et ne veut plus parler de sa carrière de musicienne. Elle meurt à Los Angeles le 10 mars 1993. Elle fut sans doute l’une des plus excitantes et des plus douées pianistes de r’n’b. Ses principaux enregistrements sont répartis sur 2 CD : « Camille Howard – The Empress of Boogie Woogie » (Jasmine 2 CD JASMCD3288) et « Rock Me Daddy, The Legends of Specialty » (CHD 511). On ne peut faire l’impasse sur la grande Camille Howard !

Hadda Brooks (1916 – 2002)
La dernière de nos artistes est un cas particulier. Hadda Brooks, pianiste et chanteuse afro-américaine au teint clair née en octobre 1916 à Los Angeles est vraiment inclassable. Le public jazz la trouvait trop « variété ». Cette dame distinguée, élégante et portant beau jusqu’à la fin, n’offrait pas le look habituel d’une blueswoman. Elle se produisait dans des clubs huppés de Californie jusqu’à Hawaii. Pianiste à la vaste culture classique, c’est Jules Bihari qui la pousse à enregistrer du boogie sur son label Modern. Il lui fait aussi accompagner un bluesman très traditionnel, peu porté sur la sophistication : Smokey Hogg, ce qui est assez étonnant ! Mais elle aborde d’autres domaines et deviendra la première femme noire à présenter à Los Angeles son propre show télévisé. On peut l’apercevoir dans le film « In a Lonely Place » (1950) avec Gloria Grahame et Humphrey Bogart ou encore dans « Crossing Guard » avec Sean Penn et Jack Nicholson… Elle fut intronisée au R’n’B Hall of Fame en 1993. Hadda Brooks enregistra énormément pour Modern, Okeh, London, Crown et ses nombreuses rééditions sont assez difficiles à recommander parce qu’elle mélange naturellement divers styles en étant à l’aise dans tous, mais elle reste une incomparable pianiste de boogie.

« Out Of The Blue 1945-53 » (Acrobat 2 CD), « Blues, Boogies and Torch Ballads » (Jasmine), « Jump Back Honey – Complete Okeh » (1997) , « Queen of the Boogie and More » (Ace Top 1405 / Modern), « Femme Fatale » (Ace CD 1129), « Swings the Boogie » (Ace CD 889 / Modern) et puis un petit dernier, son dernier d’ailleurs, très paisible et apaisé (elle avait plus de 80 ans) : « Time Was When » (Pointblank VBP 30) de 1996.
Références sonores :
Clara Smith • Ella Johnson • Varetta Dillard • Lula Reed • Wynona Carr • Lorraine Ellison • Tina Britt • Ann Sexton • Camille Howard • Hadda Brooks
Ces CD compilations sont également conseillés :
• Various Artists : « Voodoo, Voodoo – Feisty Fifties Females » – Fantastic Voyage FV TD 195 (coffret 3CD)
• Various Artists : « Ain’t Gonna Hush – The Queens of R’n’B » – Fantastic Voyage FVTD 217 (coffret 3CD)
Par Marin Poumérol