• Quand on parle de Blues texan d’avant-guerre, c’est Blind Lemon Jefferson qui vient immédiatement à l’esprit. Son contemporain, Texas Alexander, est oublié. Peut-être parce qu’il ne jouait d’aucun instrument ? Les chemins des deux hommes auraient pu se croiser et Blind Lemon Jefferson accompagner Texas Alexander, remarquable chanteur et figure majeure du Blues texan…
Le 8 septembre 1900, le sud du Texas, près de Galveston, fut ravagé par un terrible ouragan qui provoqua la mort de plus de 6000 personnes. La petite bourgade de Jewett, Leon County, souffrait encore des conséquences de cette catastrophe quand, dans le foyer de Sam ‘Ernie’ Alexander et Jennie Brooks, naquit le petit Alger, le 12 septembre 1900. La famille perdit le peu qu’elle possédait et toutes ses récoltes. Plongée dans la misère, elle abandonna Jewett. Mais elle vivotait et déménageait souvent d’un comté à l’autre, à cause de conditions de vie précaires aggravées par l’arrivée d’un second fils, en 1902, Edell. Enfin, vers 1914-1915, Sam et Jennie Alexander et leurs deux enfants, Alger et Edell, s’installèrent à Normangee, Texas. Le mode de vie de la mère, à cette époque, était très instable et elle décida de se séparer de ses deux fils. Elle envisagea d’abord de les confier à sa sœur. Mais c’est avec leur grand-mère, à Richards, Texas, à quelques lieues de Normangee, que les deux garçons passèrent leur adolescence. L’église était le centre de vie de la communauté afro-américaine du patelin. L’adolescent Alger Alexander s’y fit très vite remarquer : son chant faisait frissonner les paroissiennes et les paroissiens. La réputation – on ne peut plus méritée semble-t-il – de cette formidable voix (« one of the Lord’s voices » – une voix de Dieu – dit quelqu’un qui l’entendit alors chanter) se répandit très vite dans les autres paroisses. À tel point que de nombreuses églises des environs de Richards firent appel aux services de ce chanteur à la voix d’or. Il est aussi très probable qu’Alger Alexander s’exprimât ailleurs qu’à l’église et qu’il fût invité dans des pique-niques, « country suppers », « roadhouses » et « juke joints » à proximité de Richards.
Vers 1919-1920, Alger Alexander disparut de la circulation. Sa famille perdit alors toute trace de lui. Commença une vie d’errance à travers le Texas marquée par les travaux très pénibles des champs, qu’il connut dès son enfance et toute son adolescence, la construction des routes (« Road Gangs ») et chemins de fer. Ces activités où le chant était primordial, contribuèrent à modeler celui du jeune homme.
Qui était Alger ‘Texas’ Alexander ? Il n’existe de lui qu’une seule photographie de piètre qualité sur laquelle on le voit assis. Il faut donc se baser sur les témoignages de contemporains qui l’ont connu pour en ébaucher le portrait. C’était un homme de petite taille : il mesurait environ 1m50, pesait entre 65 kg et 75 kg, mais paraissait très costaud. Sa peau était d’une couleur très sombre. Une ou deux dents en or décoraient sa bouche. Il parlait doucement avec un ton bizarre. Sa voix était puissante et impressionnante. Il se dégageait de lui une impression de très grand calme. Timide comme un enfant, taciturne, humble, sans prétention sont aussi des qualificatifs que ceux qui le rencontrèrent utilisèrent pour parler de son caractère. Il répondait aux questions qu’on lui posait par un large sourire assez effrayant puis marmonnait quelques mots incompréhensibles entre ses lèvres. Les gens avaient peur de lui. Enfin, Lowell Fulson souligna qu’il ne buvait que quelques bières. Il est très difficile d’explorer la grande nuit impénétrée et décourageante de son âme…
À partir de 1923, Alger Alexander sillonna le Texas, un étui contenant une guitare en bandoulière. Il était incapable d’en jouer. Aussi lui fallait-il trouver un accompagnateur pour se produire dans la rue ou animer les soirées où il était convié. Lowell Fulson, Lightnin’ Hopkins et son frère Joel, Frankie Lee Sims, Melvin ‘Lil Son’ Jackson, Thomas Shaw eurent le privilège de jouer quelque temps aux côtés du chanteur. Celui-ci payait plutôt bien : Lowell Fulson – qui le côtoya presqu’une année, en 1939 –, raconta qu’il touchait 5 dollars par jour, ce qui représentait une somme correcte pour l’époque. Quand Alger ‘Texas’ Alexander ne trouvait pas corde à son arc, il chantait a cappella. C’est ainsi qu’un tout jeune Sam Hopkins, alors âgé de douze ans – soi-disant cousin du chanteur – le vit pour la première fois. C’était fin 1927, à Normangee, Texas, pendant une partie de football américain. Un homme installé sur la plate-forme d’un chariot chantait, ses mains devant la bouche en guise de porte-voix, si fort, qu’il avait retenu l’attention des spectateurs délaissant la partie de ballon pour l’écouter. C’était Alger ‘Texas’ Alexander. Celui qui devint ensuite Lightnin’ Hopkins le retrouva quelques années après et fut alors particulièrement impressionné par la Cadillac du chanteur, un modèle très cher qu’il voyait pour la première fois de sa vie, la voiture courante du Sud étant la T Model Ford…
La vie de ‘Texas’ Alexander, dans la période 1920-1927, est assez trouble. L’homme pas très bavard ne s’est jamais vraiment épanché. Il se confia néanmoins un peu à ses guitaristes et dans quelques-uns de ses blues autobiographiques, Levee Camp Moan, Penitentiary Moan Blues, Section Gang Blues. Il fit certainement de la prison pour meurtres. Dans une interview avec Chris Strachwitz, Frankie Lee Sims affirma, et Lowell Fulson le confirma, qu’à Paris, Texas, il aurait décapité avec une hache sa femme et son amant. Pour Thomas Shaw, il aurait écopé de cinq ans de prison ; pour Leon Benton, lui aussi guitariste, la peine infligée pour ces forfaits aurait été de dix ans. Il fut ainsi incarcéré à la Ramsey State Farm, Otey, Camp 1, Texas, lieu qu’il chanta souvent : « You oughta be on Ramsey Farm in 19 and 24/ You could find a dead man on every turn row ». Il est très surprenant et peut-être peu crédible qu’il n’ait exécuté sa peine que pendant trois mois et vingt-et-un jours, grâce à son chant, comme il le raconta à Leon Benton. Alors qu’il chantait en pelant des pommes de terre devant la maison du directeur de la prison, après une infernale journée de labeur dans les champs, celui-ci et son épouse tombèrent sous le charme de sa voix. À partir de là, ils lui demandaient de chanter quand ils avaient des invités. Puis ils l’emmenèrent avec eux pour qu’il chante dans leur église ou chez des amis à eux. Le directeur de la prison et sa femme auraient ainsi obtenu la grâce du gouverneur. Il aurait été libéré en 1927. Libre, il gagna très vite Dallas pour s’éloigner de l’enfer carcéral. Là il devint le factotum de James K. Polk, propriétaire d’un entrepôt et distributeur des disques des labels Okeh et Paramount. En outre il chanta dans les rues, bars et tavernes du voisinage. Sam Price, important pianiste de blues, boogie-woogie et jazz qui n’eut pas la gloire qu’il méritait, travaillait dans le magasin de musique de R.T. Ashford ; il avait découvert Blind Lemon Jefferson. Il repéra ‘Texas’ Alexander et ne resta pas sourd à l’écoute de l’étrange voix du talentueux chanteur. Un petit bémol quand même : celui-ci était incapable de garder le tempo en chantant, défaut dont il ne se départit jamais. Sam Price connaissait bien le guitariste Lonnie Johnson très apprécié à Dallas. Conscient de la technique vocale erratique d’Alexander, il décida d’associer les deux hommes pourtant si différents et réussit à les placer avec la firme Okeh.
Voici les deux artistes à New York. Les 11 et 12 Août 1927, Lonnie Johnson improvisa avec brio pour accompagner le peu orthodoxe tempo de ‘Texas’ Alexander. La rugosité du chanteur et la sophistication du guitariste font merveille. Range In My Kitchen Blues, Long Lonesome Day Blues, Section Gang Blues et Levee Camp Moan sont des chefs-d’œuvre. Lonnie Johnson confia plus tard combien il avait été difficile de jouer avec ‘Texas’ Alexander dont il pensait toujours qu’il ne savait pas chanter. Quelques jours plus tard, l’accompagnement du chanteur fut confié au pianiste d’Atlanta, Eddie Heywood, un habitué des Classic Blues Singers. Avec son jeu trop raide, il fut incapable de s’adapter au chant bien particulier d’Alexander : le résultat ne casse pas trois pattes à un canard. Mars 1928 vit les retrouvailles, à San Antonio, de ‘Texas’ Alexander et Lonnie Johnson où celui-ci séjournait souvent : il se faisait fabriquer une guitare par le très célèbre luthier d’origine mexicaine Luis Acosta. Okeh leur fit graver douze titres fort réussis, dont Death Bed Blues, Bantam Rooster Blues, Deep Sea Blues et le très graveleux Boe Hog Blues : « Oh, tell me mama how you want your rollin’ done / Say with your face to the ground and your noodle up to the sun / She got little bitty legs but below her thighs / She got something on-a-yonder works like a boe-hog’s eye ». Ces paroles valurent à ‘Texas’ Alexander un nouveau séjour en prison en 1942-1943. Il avait interprété cette chanson aux portes d’un lieu de culte (blanc peut-être ?). Arrêté pour trouble à l’ordre public, il fut envoyé à Eastham Farm, entre Trinity et Lovelady (Texas). Peut-être fut-ce une provocation du bonhomme qui revendiquait dans Justice Blues (Vocalion Vo 02856) son absence de religion : « You know I ain’t no Christian and I don’t want to be baptized… ». Libéré sur parole, il s’enfuit dans un train de marchandises mais, repris, il retourna en prison pour n’avoir pas respecté les conditions de sa libération sur parole.
Texas’ Alexander poursuivit cahin-caha sa carrière discographique. Ses disques se vendaient bien ; Okeh continua à l’enregistrer, mais avec souvent un résultat artistique très inégal. Il chantait toujours aussi bien, mais les musiciens choisis par la firme Okeh n’étaient pas toujours aptes à l’accompagner. Le guitariste texan, Little Hat Jones, se contenta d’un service minimum ; le célèbre cornettiste King Oliver fut bien trop routinier et peu intéressé par le chant d’Alexander. La monotonie du jeu du super-groupe, the Mississippi Sheiks, engendre un ennui certain quand on écoute les huit faces du 6 juin 1930 d’affilée. Sortit du lot la séance du 15 juin 1929 où il fut accompagné par un guitariste originaire de l’Arkansas, Carl Davis, qui fit, comme Lonnie Johnson, l’effort de saisir l’art du chanteur.
La crise économique, la prison, la chute de l’attrait commercial de la musique de ‘Texas’ Alexander le firent plonger dans l’anonymat. Okeh ne l’enregistra plus. Des disques de ce personnage réapparurent en 1934, produits par la firme Vocalion. Ils étaient réussis. Les ‘Sax Black Tams’ était un trio de jazz resté anonyme. Le pianiste et le guitariste furent discrets, mais le clarinettiste et saxophoniste alto était particulièrement bon, ses soli apportaient une bienheureuse touche néo-orléanaise. L’écoute de Blues In My Mind, Mistreating Woman et le très autobiographique Normangee Blues nous régale. Ces pièces furent gravées en avril 1934. À l’automne 1934, Vocalion fit appel à deux guitaristes. Seule l’identité de l’un des deux a été suggérée : Willie Reed. Les huit faces gravées ne sont pas déshonorantes. Ce fut le chant du cygne d’une voix sombre, à la gravité poignante qui renforçait le message tragique.
Bien sûr, sa vie de musicien itinérant continua. En 1934, Sam Lightnin’ Hopkins et l’harmoniciste Billy Bizor s’associèrent à ‘Texas’ Alexander. Ils se rendirent à Houston. Ils passèrent une audition pour une radio locale qui resta sans suite. Puis ils jouèrent dans les rues et misérables clubs de West Dallas. Cette relation ne s’éternisa pas. Les trois hommes se séparèrent assez vite. De 1935 à 1939, notre héros s’acoquina avec un guitariste surnommé Howlin’ Wolf. Celui-ci n’avait rien à voir avec le géant mississippien Chester Burnett. Howlin’ Wolf était aussi le pseudonyme du bluesman texan J.T. ‘Funny Papa’ Smith qui grava des disques pour Vocalion au début des années 1930s, avant qu’il ne fût emprisonné. Mais personne n’est sûr que ce fût lui qui accompagna, ces quelques années, ‘Texas’ Alexander. Aucun enregistrement en commun ne peut permettre de résoudre cette énigme.
Bien qu’il n’intéressât plus la moindre maison de disques, ‘Texas’ Alexander rêvait toujours qu’il pourrait enregistrer de nouveau un jour. En 1946, de nouvelles firmes de disques se lancèrent dans la traque de nouveaux talents pour de nouveaux tubes. À Houston, Lola Ann Collum – alors manager d’Amos Milburn et pour qui David ‘Honeyboy’ Edwards enregistra sa première chanson, Build Myself A Cave –, eut vent de deux musiciens qui se produisaient dans Dowling Street où elle se rendit. Là elle découvrit ‘Texas’ Alexander et Sam Hopkins (il n’était pas encore ‘Lightnin’’) à qui elle offrit son premier ampli. Elle invita les deux musiciens à venir faire des essais chez elle. Mais, finalement, elle décida de ne pas envoyer le chanteur en Californie, malgré ses supplications. Seuls Amos Milburn, Sam Hopkins et le pianiste Wilson Smith partirent vers l’ouest et le label Aladdin, à la conquête de la gloire. C’est là que Sam Hopkins fut baptisé ‘Lightnin’ et Wilson Smith ‘Thunder’. Mrs. Cullum fut-elle effrayée par le vieux barde texan et son passé louche ? Ne fut-elle pas convaincue par son talent ? Ou plutôt ne fut-ce pas dû à son aspect : le pianiste ‘Buster’ Pickens témoigna qu’à la fin des années 1940s, Alexander était un « kinda pitiful-looking feller » (un type à l’allure pitoyable) ; la syphilis dont il mourut avait certainement commencé ses ravages. S’il ne connut pas le bonheur d’un voyage en Californie et de l’enregistrement d’un nouveau disque tant espéré à cette époque, il réalisa son rêve, en 1950, en gravant, pour la dernière fois de sa vie; un 78 tours pour Freedom Records. Ce disque de piètre qualité musicale (Freedom 1538) est l’un des plus rares et des plus recherchés des collectionneurs. Il n’en existerait que deux exemplaires connus. La voix de ‘Texas’ Alexander accompagnée par les Benton’s Busy Bees, c’est-à-dire le pianiste Edwin ‘Buster’ Pickens qui pensait beaucoup de mal de cette séance d’enregistrement et le très médiocre guitariste Leon Benton, n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Éteint était le chant intérieur.
Au printemps 1951, après une longue et difficile vie d’errance à travers le Texas, Alger Alexander malade revint, plein d’usage et raison, à Richards (Texas) vivre parmi ses proches. Sa santé déclina très vite à cause d’une dégénérescence du cerveau liée à la syphilis. Il mourut à Richards, Texas, le 16 avril 1954. Le journal du comté ne signala même pas son décès. Il fut enterré anonymement dans le cimetière afro-américain, Longstreet Cemetary, dans le comté de Montgomery (Texas). En 2016, soixante ans après la mort d’un tel géant du blues texan, une modeste pierre tombale fut inaugurée sur l’emplacement supposé de sa sépulture.
Note : la rédaction de cet article aurait été impossible sans la consultation des travaux de Paul Oliver : notes de pochettes des quatre albums « Texas Alexander – The Complete Recordings In Chronological Order » (Matchbox MSE 206, 214, 220 ET 224) et son livre posthume, écrit à quatre mains avec Mack McCormick, « The Blues Come To Texas », p.111-115, Texas A & M University Press. Guido van Rijn et Hans Vergeer, auteurs du riche livret qui accompagne l’indispensable album AGRAM AB 2009 m’ont été d’une aide précieuse, qu’ils en soient chaleureusement remerciés. J’ai aussi consulté le N°56, daté de novembre 1990, de l’excellente revue anglaise Blues & Rhythm ; un grand merci à Neil Slaven et ses notes du coffret JSP77203, « ‘Texas’ Alexander & his circle 1927-1951 » et à l’infatigable chercheur Gérard Herzhaft et son indispensable « Encyclopédie du Blues ».
Pour tout renseignement discographique, consultez le formidable site, « American Music » de Stefan Wirz.
Par Gilbert Guyonnet