Wild Jimmy Spruill

Wild Jimmy Spruill. Photo d'archive, DR.

À la recherche de Wild Jimmy Spruill…

• En 1984, grâce à l’album « Wild Jimmy Spruill : The Hard Grind Bluesman 1956-1964 » que publia la firme anglaise Krazy Kat (LP KK7429), nous découvrîmes un magnifique guitariste. Ce disque rassemblait quelques-uns des enregistrements personnels de Jimmy Spruill et de ses accompagnements de guitare. En 1986, John Broven l’interviewait chez lui à New York. La regrettée revue anglaise Juke Blues en rendait compte (1). Puis Living Blues Magazine réalisa un long entretien avec Jimmy Spruill en novembre 1993 (2). Ces deux articles bienvenus nous permettent de dresser le portrait de cet obscur artiste dont on peut imaginer qu’il préféra l’anonymat à la gloire : « I don’t want to be a star. Be a star for what ? », répondit-il à Margey Peters qui l’interrogeait pour Living Blues. Son œuvre personnelle est mince : six 45t entre 1958 et 1964, mais plus de trois mille séances d’enregistrements dans tous les styles de musiques populaires américaines, affirme Jimmy Spruill.

« Wild Jimmy Spruill : The Hard Grind Bluesman 1956-1964 » LP Krazy Kat ( KK7429).

Jimmy Edgar Spruill pousse ses premiers vagissements le 8 juin 1934 (3) à Washington, Beaufort County, Caroline du Nord. L’enfance d’un afro-américain du Sud dans ces années 1930 est une sempiternelle antienne : misère et travaux agricoles très pénibles. Il fréquente l’école jusqu’à la 4ème du collège, handicapé par les changements perpétuels de résidence de la famille en quête de meilleurs revenus. Très vite, le jeune Jimmy se découvre un talent : il sait tout faire de ses dix doigts. Il répare les pendules, fait de la plomberie, de la maçonnerie, de la menuiserie. Le gamin est capable de tout réparer à la maison, même de fabriquer des meubles. Il exercera ce don jusqu’à sa mort afin de gagner sa vie et faire vivre sa famille. À l’école, il apprend à lire la musique et à jouer de la trompette. À la maison, il n’y a ni radio ni disques ; il découvre donc la guitare avec les films de Roy Rogers, “The King of the Cowboys”, et Gene Autry, “The Singing Cowboy”. « Si Roy Rogers peut jouer de la guitare, je le peux moi-aussi », se dit l’adolescent qui se fabrique alors un instrument avec une boîte à cigares et des élastiques. Il obtiendra plus tard sa première guitare en échange de travaux domestiques. Enfin, il peut s’acheter une vieille Stella, avec laquelle il débarque, un jour de Juin 1955, à New York, ville qu’il ne désemparera plus. Selon ses dires, il doit la maîtrise de l’instrument à des visions et rêves nocturnes pendant lesquels une force surnaturelle lui indique où placer les doigts sur le manche de la guitare. Aussi ne revendique-t-il aucune influence.

Wild Jimmy Spruill, photo d’archive, DR.

Jimmy Spruill développe un jeu de guitare très personnel appelé ‘scratching’, reconnaissable entre tous. Ses prestations scéniques sont spectaculaires : guitare jouée avec les dents, la langue, les fesses ou tenue dans le dos et diverses autres clowneries telles que les pratiquaient T. Bone Walker, Guitar Slim,… Il est connu pour sa guitare customisée : un ami lui donne, un jour, une Gibson Les Paul qu’il juge trop lourde et dont il scie alors les deux côtés et modifie l’électronique. Le bouche à oreille fonctionne bien : quelqu’un le recommande à Danny Robinson – frère de Bobby – à la recherche d’un guitariste pour quelques séances d’enregistrement. Jimmy Spruill en a oublié le nom des artistes. La rencontre avec Charles Walker est décisive : l’instrumental Driving Home, crédité à « Charles Walker and Band – Guitar Jimmy Spruill » et enregistré en 1956, est publié par Holiday (Holiday 2604) (4). À partir de là, Jimmy Spruill multiplie les séances en studio et avec son orchestre, the Hellraisers ; il accompagne sur scène divers artistes : Champion Jack Dupree, Elmore James, John Lee Hooker, Chuck Berry, Freddie King, James Brown, Sam Cooke, Ben E. King, Jackie Wilson,… Citons les membres des Hellraisers : Charlie Lucas (deuxième guitare), Horace Cooper (piano), John Robertson (batterie) et Bam Walters (saxophone), dont le répertoire était constitué de Rhythm & Blues, d’un peu de Rock, d’un peu de Jazz, de Calypso, mais pas de Country & Western, cependant la musique préférée de Jimmy Spruill mais peu appréciée par le public new-yorkais de l’époque. L’association de Jimmy Spruill et ses Hellraisers, née en 1957, s’arrêtera au début des années 1970. Notez que Jimmy Spruill ne chante ni sur scène, ni sur disques, à l’exception de Country Boy (VIM 521- New York, 1962) où sa voix est peu flamboyante. À la fin des fifties, il fait aussi partie des orchestres de ses amis King Curtis et Noble Watts à qui il présente sa petite amie, la chanteuse June Bateman, qui deviendra l’épouse de ce dernier.

Wild Jimmy Spruill, front cover « Getty Images ». Photo © Charles Paul Harris

Plongeons-nous dans le travail en studio de Jimmy Spruill. Nous ne retiendrons que les plus célèbres sessions, nombre d’entre elles ayant été oubliées par Jimmy Spruill qui ne rencontra même pas les artistes et se contenta d’enregistrer la partie de guitare qui fut surajoutée et pour laquelle il ne fut jamais crédité. King Curtis, George Benson et Kenny Burrell ont fait appel à ses services. Quand ce ne sont pas les artistes, ce sont les labels Atlantic, Capitol, Columbia et RCA Victor qui lui offrent du travail. Jimmy Spruill fut un des piliers des enregistrements produits par Bobby Robinson. Nous retiendrons quelques moments forts de sa carrière: Kansas City de Wilbert Harrison (Fire 1008), Ya Ya de Lee Dorsey (Fury 1053), Wild Cat Tamer de Tarheel Slim (Fury 1016), Fannie Mae de Buster Brown (Fire 1008), Something On Your Mind de Bobby Marchan (Fire 1022), Rollin’ and Tumblin’ (Fire 1024) et Done Somebody Wrong (Fire 1031) d’Elmore James (5), Hard Times de Noble Watts (Baton 249), So Much de Little Anthony and the Imperials (End 1036), The Happy Organ de Dave ‘Baby’ Cortez (Clock 1009) et Tossin’ And Turnin’ de Bobby Lewis (Beltone 1002). Pour cette dernière chanson, la partie de guitare est officiellement attribuée à Eric Gales et Calvin Newborn affirma être le guitariste de la séance. Qui croire ? On peut entendre la guitare de Jimmy Spruill sur Down In The Valley (Atlantic 2241 en 1962) et Everybody Needs Somebody To Love (Atlantic 2241 en 1964) de Solomon Burke. Wild Jimmy Spruill affirma être l’auteur de la partie guitare rythmique de Respect, reprise de la composition d’Otis Redding et second disque d’or d’Aretha Franklin. King Curtis l’invita pour avoir un rythme de guitare dans le style de Kansas City. Mais son nom n’apparaît nulle part (6). En 1968, l’avisé producteur anglais Mike Vernon pensa à Jimmy Spruill pour accompagner Guitar Crusher (AKA Sidney Shelby) (7). Les deux musiciens enregistrèrent de nouveau ensemble pour l’excellent CD de Guitar Crusher « Googa Mooga » (Blue Sting CD 003).

Boîtier du double CD « Scratchin’ – The Wild Jimmy Spruill Story »  – Great Voices of the Century (GVC 2039).

Au début des années 1970, Jimmy Spruill abandonne la musique. Son inactivité musicale durera près de quinze ans. Mais, un jour, il croise le chemin du chanteur et guitariste acoustique Larry Johnson dans la boutique de disques de Bobby Robinson, Happy House Records, sise sur la 8ème Avenue à Harlem. C’est en se faisant beaucoup prier et sans véritable enthousiasme qu’il accepte de se présenter au Terra Blues, club de New York, où Larry Johnson lui promet un job. Le succès est au rendez-vous. Ainsi naîtra la Wild Jimmy Spruill Revue qui est invitée, en novembre 1993, à participer au superbe festival hollandais, Blues Estafette d’Utrecht. À cette occasion, il prend l’avion pour la première fois. Il renoue avec ses amis, le saxophoniste Noble Watts, le guitariste Larry Dale et le pianiste Bob Gaddy qui l’accompagnent en Europe et jouent avec lui dans quelques clubs de New York. Il participle à l’ enregistrement du CD « Noble ‘Thin Man’ Watts – King of the Boogie Sax » (c.1993 Ichiban DOG 9102).

Wild Jimmy Spruill sur scène, photo d’archive, DR.

Mi-Février 1996, plusieurs messages diffusés sur Internet s’inquiétaient de la mystérieuse disparition de Wild Jimmy Spruill. Il était allé rendre visite à son ami Noble Watts, en Floride. À l’aller, il avait égaré son portefeuille et donc sa carte d’identité. Ces documents avaient été restitués à son épouse et sa fille, qui, inquiètes, appelèrent à l’aide. WOR TV diffusa même quotidiennement un message de trois minutes pour aider à retrouver la trace de Wild Jimmy Spruill. Quelques jours plus tard, la nouvelle de la mort du guitariste arriva. Son corps était à la morgue de l’hôpital de Fayetteville, Caroline du Nord, depuis le 3 février, en attendant que la famille de ce mort anonyme se manifeste. Wild Jimmy Spruill avait pris le Greyhound bus à St Petersburg, Floride, pour New York. Victime d’une crise cardiaque, près de Fayetteville, il décédait dans l’ambulance qui le conduisait à l’hôpital.

L’illustration musicale de cet article est possible : très recommandée est l’écoute de l’album Krazy Kat indiqué en introduction, du CD « Scratch & Twist-Rare and Unissued New York Rhythm & Blues 1956-1962 » (8), malheureusement indisponible, et du très bien fait double CD « Scratchin’ – The Wild Jimmy Spruill Story » (9) téléchargeable.


Notes :
(1) Juke Blues n°6, automne 1986.
(2) Living Blues Magazine n° 115, juin 1994.
(3) « Blues, A Regional Expérience » – Bob Eagle et Eric S.Leblanc (Praeger Publishers, p.332).
(4) Le saxophoniste de l’orchestre était Maurice Simon qui a joué avec Miles Davis et Teddy Buckner.
(5) Jimmy Spruill a affirmé être le guitariste de It Hurts Me Too d’Elmore James (Enjoy 2015). Ce dont on peut douter : il n’est pas crédité dans « The Amazing Secret Story of Elmore James » de Steve Franz (Blues Source Publication, 2002), ni dans la bible « The Blues Discography 1943-1970. The Classic Years » de Les Francourt et Bob McGrath (Eyeball Productions 2019), ni dans l’indispensable travail de Stefan Wirz, « American Music », consultable sur Internet (www.wirz.de).
(6) « Atlantic Records : A discography, Volume Two ». Les guitaristes indiqués sont Chips Moman et Jimmy Johnson.
(7) 45t Blue Horizon 57-3149.
(8) Night Train International NTI CD 7150, publié en 2005.
(9) « Great Voices of The Century » – GVC 2039, date de 2014.


Par Gilbert Guyonnet